” Le vray commencement pour en vertu accroîtreC’est (disait Apollon) soy-même se cognoitre Celui qui se cognoit est seul maistre de soyEt sans avoir de royaume, il est vraiment un roy.”Ronsard, 1561
Il y a trois ans, Leandro Berra reçoit par fax un document exhumé des archives de l’Etat argentin. Il s’agit de l’interrogatoire de l’un de ses amis de lycée, Fernando Brodsky, obtenu sous la torture, peu avant sa disparition en 1978. Cet ami y parle de lui. “J’étais bouleversé. Je savais à quel point ce devait être atroce, pour lui, de se mettre à table comme cela. Je n’ai pas vu ces déclarations comme une dénonciation, mais comme des morts supplémentaires qu’il avait dû vivre, des morts par anticipation. J’ai éprouvé le besoin de faire son portrait, pour lui dire que je me souvenais de lui, que je pensais à lui avec tendresse. J’aurais pu me procurer des photos, mais j’ai préféré utiliser la technique du portrait-robot. C’était une façon de détourner une technique policière, pour évoquer un absent, et là, un disparu.”C’est ainsi que Leandro Berra entre en contact avec le patron de la Gendarmerie scientifique, à Paris, qui lui donne accès au logiciel américain utilisé par la police française et d’autres organismes comme Interpol. Grâce à ce programme, il réalise le portrait de son ami. Il reste surtout fasciné par le programme lui-même, avec ses milliers de nez, de bouches, d’yeux, l’étrangeté de ses combinaisons. L’idée lui vient alors de demander à des gens de faire leur autoportrait à l’aide ce programme. Ce travail doit être réalisé de mémoire, sans l’aide d’un miroir. A cette image “virtuelle” sera juxtaposé un portrait “objectif” réalisé sur le modèle des photos d’identité. Le résultat est saisissant, avec, pour chaque personne, une expérience et un enjeu différents. L’une des personnes croit soudain reconnaître le regard de son père. Une petite fille noire choisit délibérément des cheveux blonds. Un autre s’obstine pendant des heures à s’attribuer un nez énorme. “C’est étonnant de voir comment on peut se mutiler avec les souvenirs, se déformer, voire se caricaturer soi-même.” Car c’est bien de croyance qu’il s’agit, d’un récit dans toute sa dimension fantastique. “On peut reprocher au programme ses limites : qu’il n’y a pas assez de nez, ou pas assez de coiffures. Mais il n’y en aura jamais assez. En ce sens, toute image est un échec. Rembrandt n’a jamais réussi à faire son autoportrait. Jamais une photo n’a raconté absolument une personne, l’objectif n’a jamais été objectif.” “Je est trois autres”, pourrait ainsi répondre Berra à Rimbaud : celui de l’autoportrait-robot, celui de la photo d’identité, celui qu’on ne voit pas, et celui que le regardeur imagine. Se souvenir de soi et le livrer aux autres, telle est l’expérience que Leandro Berra propose aux visiteurs des Rencontres d’Arles 2005. Aux portraits présentés dans l’exposition viendront ainsi s’ajouter, chaque jour, ceux réalisés au cours du festival.Virginie Chardin</p>